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Emile
Zola (1840 - 1902)
GERMINAL
(1885)
PREMIERE
PARTIE - I
Dans la plaine rase, sous la nuit sans étoiles, d'une obscurité et d'une
épaisseur d'encre, un homme suivait seul la grande route de Marchiennes à
Montsou, dix kilomètres de pavé coupant tout droit, à travers les champs de
betteraves. Devant lui, il ne voyait même pas le sol noir, et il n'avait la
sensation de l'immense horizon plat que par les souffles du vent de mars, des
rafales larges comme sur une mer, glacées d'avoir balayé des lieues de marais
et de terres nues. Aucune ombre d'arbre ne tachait le ciel, le pavé se
déroulait avec la rectitude d'une jetée, au milieu de l'embrun aveuglant des
ténèbres.
L'homme était parti de Marchiennes vers deux heures. Il marchait d'un pas
allongé, grelottant sous le coton aminci de sa veste et de son pantalon de
velours. Un petit paquet, noué dans un mouchoir à carreaux, le gênait
beaucoup; et il le serrait contre ses flancs, tantôt d'un coude, tantôt de
l'autre, pour glisser au fond de ses poches les deux mains à la fois, des mains
gourdes que les lanières du vent d'est faisaient saigner. Une seule idée
occupait sa tête vide d'ouvrier sans travail et sans gîte, l'espoir que le
froid serait moins vif après le lever du jour. Depuis une heure, il avançait
ainsi, lorsque sur la gauche à deux kilomètres de Montsou, il aperçut des
feux rouges, trois brasiers brûlant au plein air, et comme suspendus. D'abord,
il hésita, pris de crainte; puis, il ne put résister au besoin douloureux de
se chauffer un instant les mains.
Un chemin creux s'enfonçait. Tout disparut. L'homme avait à droite une
palissade, quelque mur de grosses planches fermant une voie ferrée; tandis
qu'un talus d'herbe s'élevait à gauche, surmonté de pignons confus, d'une
vision de village aux toitures basses et uniformes.
Il fit environ deux cents pas. Brusquement, à un coude du chemin, les feux
reparurent près de lui, sans qu'il comprît davantage comment ils brûlaient si
haut dans le ciel mort, pareils à des lunes fumeuses. Mais, au ras du sol, un
autre spectacle venait de l'arrêter. C'était une masse lourde, un tas écrasé
de constructions, d'où se dressait la silhouette d'une cheminée d'usine; de
rares lueurs sortaient des fenêtres encrassées, cinq ou six lanternes tristes
étaient pendues dehors, à des charpentes dont les bois noircis alignaient
vaguement des profils de tréteaux gigantesques; et, de cette apparition
fantastique, noyée de nuit et de fumée, une seule voix montait, la respiration
grosse et longue d'un échappement de vapeur, qu'on ne voyait point.
Alors, l'homme reconnut une fosse. Il fut repris de honte: à quoi bon? il n'y
aurait pas de travail. Au lieu de se diriger vers les bâtiments, il se risqua
enfin à gravir le terri sur lequel brûlaient les trois feux de houille, dans
des corbeilles de fonte, pour éclairer et réchauffer la besogne. Les ouvriers
de la coupe à terre avaient dû travailler tard, on sortait encore les débris
inutiles. Maintenant, il entendait les moulineurs pousser les trains sur les
tréteaux, il distinguait des ombres vivantes culbutant les berlines, près de
chaque feu.
- Bonjour, dit-il en s'approchant d'une des corbeilles.
Tournant le dos au brasier, le charretier était debout, un vieillard vêtu d'un
tricot de laine violette, coiffé d'une casquette en poil de lapin; pendant que
son cheval, un gros cheval jaune, attendait, dans une immobilité de pierre,
qu'on eût vidé les six berlines montées par lui. Le manoeuvre employé au
culbuteur, un gaillard roux et efflanqué, ne se pressait guère, pesait sur le
levier d'une main endormie. Et, là-haut, le vent redoublait, une bise glaciale,
dont les grandes haleines régulières passaient comme des coups de faux.
- Bonjour, répondit le vieux.
Un silence se fit. L'homme, qui se sentait regardé d'un oeil méfiant, dit son
nom tout de suite.
- Je me nomme Etienne Lantier, je suis machineur... Il n'y a pas de travail ici?
Les flammes l'éclairaient, il devait avoir vingt et un ans, très brun, joli
homme, l'air fort malgré ses membres menus.
Rassuré, le charretier hochait la tête.
- Du travail pour un machineur, non, non... Il s'en est encore présenté deux
hier. Il n'y a rien.
Une rafale leur coupa la parole. Puis, Etienne demanda, en montrant le tas
sombre des constructions, au pied du terri:
- C'est une fosse, n'est-ce pas?
Le vieux, cette fois, ne put répondre. Un violent accès de toux l'étranglait.
Enfin, il cracha, et son crachat, sur le sol empourpré, laissa une tache noire.
- Oui, une fosse, le Voreux... Tenez! le coron est tout près.
A son tour, de son bras tendu, il désignait dans la nuit le village dont le
jeune homme avait deviné les toitures. Mais les six berlines étaient vides, il
les suivit sans un claquement de fouet, les jambes raidies par des rhumatismes;
tandis que le gros cheval jaune repartait tout seul, tirait pesamment entre les
rails, sous une nouvelle bourrasque, qui lui hérissait le poil.
Le Voreux, à présent, sortait du rêve. Etienne, qui s'oubliait devant le
brasier à chauffer ses pauvres mains saignantes, regardait, retrouvait chaque
partie de la fosse, le hangar goudronné du criblage, le beffroi du puits, la
vaste chambre de la machine d'extraction, la tourelle carrée de la pompe
d'épuisement. Cette fosse, tassée au fond d'un creux, avec ses constructions
trapues de briques, dressant sa cheminée comme une corne menaçante, lui
semblait avoir un air mauvais de bête goulue, accroupie là pour manger le
monde. Tout en l'examinant, il songeait à lui, à son existence de vagabond,
depuis huit jours qu'il cherchait une place; il se revoyait dans son atelier du
chemin de fer, giflant son chef, chassé de Lille, chassé de partout; le
samedi, il était arrivé à Marchiennes, où l'on disait qu'il y avait du
travail, aux Forges; et rien, ni aux Forges, ni chez Sonneville, il avait dû
passer le dimanche caché sous les bois d'un chantier de charronnage, dont le
surveillant venait de l'expulser, à deux heures de la nuit. Rien, plus un sou,
pas même une croûte: qu'allait-il faire ainsi par les chemins, sans but, ne
sachant seulement où s'abriter contre la bise? Oui, c'était bien une fosse,
les rares lanternes éclairaient le carreau, une porte brusquement ouverte lui
avait permis d'entrevoir les foyers des générateurs, dans une clarté vive. Il
s'expliquait jusqu'à l'échappement de la pompe, cette respiration grosse et
longue, soufflant sans relâche, qui était comme l'haleine engorgée du
monstre.
Le manoeuvre du culbuteur, gonflant le dos, n'avait pas même levé les yeux sur
Etienne, et celui-ci allait ramasser son petit paquet tombé à terre, lorsqu'un
accès de toux annonça le retour du charretier. Lentement, on le vit sortir de
l'ombre, suivi du cheval jaune, qui montait six nouvelles berlines pleines.
- Il y a des fabriques à Montsou? demanda le jeune homme.
Le vieux cracha noir, puis répondit dans le vent:
- Oh! ce ne sont pas les fabriques qui manquent. Fallait voir ça, il y a trois
ou quatre ans! Tout ronflait, on ne pouvait trouver des hommes, jamais on
n'avait tant gagné... Et voilà qu'on se remet à se serrer le ventre. Une
vraie pitié dans le pays, on renvoie le monde, les ateliers ferment les uns
après les autres... Ce n'est peut-être pas la faute de l'empereur; mais
pourquoi va-t-il se battre en Amérique? Sans compter que les bêtes meurent du
choléra, comme les gens.
Alors, en courtes phrases, l'haleine coupée, tous deux continuèrent à se
plaindre. Etienne racontait ses courses inutiles depuis une semaine; il fallait
donc crever de faim? Bientôt les routes seraient pleines de mendiants. Oui,
disait le vieillard, ça finirait par mal tourner, car il n'était pas Dieu
permis de jeter tant de chrétiens à la rue.
- On n'a pas de la viande tous les jours.
- Encore si l'on avait du pain!
- C'est vrai, si l'on avait du pain seulement!
Leurs voix se perdaient, des bourrasques emportaient les mots dans un hurlement
mélancolique.
- Tenez! reprit très haut le charretier en se tournant vers le midi, Montsou
est là...
Et, de sa main tendue de nouveau, il désigna dans les ténèbres des points
invisibles, à mesure qu'il les nommait. Là-bas, à Montsou, la sucrerie
Fauvelle marchait encore, mais la sucrerie Hoton venait de réduire son
personnel, il n'y avait guère que la minoterie Dutilleul et la corderie Bleuze
pour les câbles de mine, qui tinssent le coup. Puis, d'un geste large, il
indiqua, au nord, toute une moitié de l'horizon: les ateliers de construction
Sonneville n'avaient pas reçu les deux tiers de leurs commandes habituelles;
sur les trois hauts fourneaux des Forges de Marchiennes, deux seulement étaient
allumés; enfin, à la verrerie Gagebois, une grève menaçait, car on parlait
d'une réduction de salaire.
- Je sais, je sais, répétait le jeune homme à chaque indication. J'en viens.
- Nous autres, ça va jusqu'à présent, ajouta le charretier. Les fosses ont
pourtant diminué leur extraction. Et regardez, en face, à la Victoire, il n'y
a aussi que deux batteries de fours à coke qui flambent.
Il cracha, il repartit derrière son cheval somnolent, après l'avoir attelé
aux berlines vides.
Maintenant, Etienne dominait le pays entier. Les ténèbres demeuraient
profondes, mais la main du vieillard les avait comme emplies de grandes
misères, que le jeune homme, inconsciemment, sentait à cette heure autour de
lui, partout, dans l'étendue sans bornes. N'était-ce pas un cri de famine que
roulait le vent de mars, au travers de cette campagne nue? Les rafales
s'étaient enragées, elles semblaient apporter la mort du travail, une disette
qui tuerait beaucoup d'hommes. Et, les yeux errants, il s'efforçait de percer
les ombres, tourmenté du désir et de la peur de voir. Tout s'anéantissait au
fond de l'inconnu des nuits obscures, il n'apercevait, très loin, que les hauts
fourneaux et les fours à coke. Ceux-ci, des batteries de cent cheminées,
plantées obliquement, alignaient des rampes de flammes rouges; tandis que les
deux tours, plus à gauche, brûlaient toutes bleues en plein ciel, comme des
torches géantes. C'était d'une tristesse d'incendie, il n'y avait d'autres
levers d'astres, à l'horizon menaçant, que ces feux nocturnes des pays de la
houille et du fer.
- Vous êtes peut-être de la Belgique? reprit derrière Etienne le charretier,
qui était revenu.
Cette fois, il n'amenait que trois berlines. On pouvait toujours culbuter
celles-là: un accident arrivé à la cage d'extraction, un écrou cassé,
allait arrêter le travail pendant un grand quart d'heure. En bas du terri, un
silence s'était fait, les moulineurs n'ébranlaient plus les tréteaux d'un
roulement prolongé. On entendait seulement sortir de la fosse le bruit lointain
d'un marteau, tapant sur de la tôle.
- Non, je suis du Midi, répondit le jeune homme.
Le manoeuvre, après avoir vidé les berlines, s'était assis à terre, heureux
de l'accident; et il gardait sa sauvagerie muette, il avait simplement levé de
gros yeux éteints sur le charretier, comme gêné par tant de paroles. Ce
dernier, en effet, n'en disait pas si long d'habitude. Il fallait que le visage
de l'inconnu lui convînt et qu'il fût pris d'une de ces démangeaisons de
confidences, qui font parfois causer les vieilles gens tout seuls, à haute
voix.
- Moi, dit-il, je suis de Montsou, je m'appelle Bonnemort.
- C'est un surnom? demanda Etienne étonné.
Le vieux eut un ricanement d'aise, et montrant le Voreux:
- Oui, oui... On m'a retiré trois fois de là-dedans en morceaux, une fois avec
tout le poil roussi, une autre avec de la terre jusque dans le gésier, la
troisième avec le ventre gonflé d'eau comme une grenouille... Alors, quand ils
ont vu que je ne voulais pas crever, ils m'ont appelé Bonnemort, pour rire.
Sa gaieté redoubla, un grincement de poulie mal graissée, qui finit par
dégénérer en un accès terrible de toux. La corbeille de feu, maintenant,
éclairait en plein sa grosse tête, aux cheveux blancs et rares, à la face
plate, d'une pâleur livide, maculée de taches bleuâtres. Il était petit, le
cou énorme, les mollets et les talons en dehors, avec de longs bras dont les
mains carrées tombaient à ses genoux. Du reste, comme son cheval qui demeurait
immobile sur les pieds, sans paraître souffrir du vent, il semblait en pierre,
il n'avait l'air de se douter ni du froid ni des bourrasques sifflant à ses
oreilles. Quand il eut toussé, la gorge arrachée par un raclement profond, il
cracha au pied de la corbeille, et la terre noircit.
Etienne le regardait, regardait le sol qu'il tachait de la sorte.
- Il y a longtemps, reprit-il, que vous travaillez à la mine?
Bonnemort ouvrit tout grands les deux bras.
- Longtemps, ah! oui!... Je n'avais pas huit ans, lorsque je suis descendu,
tenez! juste dans le Voreux, et j'en ai cinquante-huit, à cette heure. Calculez
un peu... J'ai tout fait là-dedans, galibot d'abord, puis herscheur, quand j'ai
eu la force de rouler, puis haveur pendant dix-huit ans. Ensuite, à cause de
mes sacrées jambes, ils m'ont mis de la coupe à terre, remblayeur,
raccommodeur, jusqu'au moment où il leur a fallu me sortir du fond, parce que
le médecin disait que j'allais y rester. Alors, il y a cinq années de cela,
ils m'ont fait charretier... Hein? c'est joli, cinquante ans de mine, dont
quarante- cinq au fond!
Tandis qu'il parlait, des morceaux de houille enflammés, qui, par moments,
tombaient de la corbeille, allumaient sa face blême d'un reflet sanglant.
- Ils me disent de me reposer, continua-t-il. Moi, je ne veux pas, ils me
croient trop bête!... J'irai bien deux années, jusqu'à ma soixantaine, pour
avoir la pension de cent quatre-vingts francs. Si je leur souhaitais le bonsoir
aujourd'hui, ils m'accorderaient tout de suite celle de cent cinquante. Ils sont
malins, les bougres!... D'ailleurs, je suis solide, à part les jambes. C'est,
voyez-vous, l'eau qui m'est entrée sous la peau, à force d'être arrosé dans
les tailles. Il y a des jours où je ne peux pas remuer une patte sans crier.
Une crise de toux l'interrompit encore.
- Et ça vous fait tousser aussi? dit Etienne.
Mais il répondit non de la tête, violemment. Puis, quand il put parler:
- Non, non, je me suis enrhumé, l'autre mois. Jamais je ne toussais, à
présent je ne peux plus me débarrasser... Et le drôle, c'est que je crache,
c'est que je crache...
Un raclement monta de sa gorge, il cracha noir.
- Est-ce que c'est du sang? demanda Etienne, osant enfin le questionner.
Lentement, Bonnemort s'essuyait la bouche d'un revers de main.
- C'est du charbon... J'en ai dans la carcasse de quoi me chauffer jusqu'à la
fin de mes jours. Et voilà cinq ans que je ne remets pas les pieds au fond.
J'avais ça en magasin, paraît-il, sans même m'en douter. Bah! ça conserve!
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