DIDEROT Le neveu de Rameau
Vertumnis,
quotquot sunt, natus iniquis (Horat.,
Lib. II, Satyr. VII) Qu'il
fasse beau, qu'il fasse laid, c'est mon habitude d'aller sur les cinq
heures du soir me promener au Palais-Royal. C'est moi qu'on voit, toujours
seul, rêvant sur le banc d'Argenson. Je m'entretiens avec moi-même de
politique, d'amour, de goût ou de philosophie. J'abandonne mon esprit à
tout son libertinage. Je le laisse maître de suivre la première idée
sage ou folle qui se présente, comme on voit dans l'allée de Foy nos
jeunes dissolus marcher sur les pas d'une courtisane à l'air éventé, au
visage riant, à l'oeil vif, au nez retroussé, quitter celle-ci pour une
autre, les attaquant toutes et ne s'attachant à aucune. Mes pensées, ce
sont mes catins. Si le temps est trop froid, ou trop pluvieux, je me réfugie
au café de la Régence ; là je m'amuse à voir jouer aux échecs. Paris
est l'endroit du monde, et le café de la Régence est l'endroit de Paris
où l'on joue le mieux à ce jeu. C'est chez Rey que font assaut Légal le
profond, Philidor le subtil, le solide Mayot, qu'on voit les coups les
plus surprenants, et qu'on entend les plus mauvais propos ; car si l'on
peut être homme d'esprit et grand joueur d'échecs, comme Légal ; on
peut être aussi un grand joueur d'échecs, et un sot, comme Foubert et
Mayot. Un après- dîner, j'étais là, regardant beaucoup, parlant peu,
et écoutant le moins que je pouvais ; lorsque je fus abordé par un des
plus bizarres personnages de ce pays où Dieu n'en a pas laissé manquer.
C'est un composé de hauteur et de bassesse, de bon sens et de déraison.
Il faut que les notions de l'honnête et du déshonnête soient bien étrangement
brouillées dans sa tête ; car il montre ce que la nature lui a donné de
bonnes qualités, sans ostentation, et ce qu'il en a reçu de mauvaises,
sans pudeur. Au reste il est doué d'une organisation forte, d'une chaleur
d'imagination singulière, et d'une vigueur de poumons peu commune. Si
vous le rencontrez jamais et que son originalité ne vous arrête pas ; ou
vous mettrez vos doigts dans vos oreilles, ou vous vous enfuirez. Dieux,
quels terribles poumons. Rien ne dissemble plus de lui que lui-même.
Quelquefois, il est maigre et hâve, comme un malade au dernier degré de
la consomption ; on compterait ses dents à travers ses joues. On dirait
qu'il a passé plusieurs jours sans manger, ou qu'il sort de Il
m'aborde... Ah, ah, vous voilà, monsieur le philosophe, et que
faites-vous ici parmi ce tas de fainéants ? Est-ce que vous perdez aussi
votre temps à pousser le bois ? C'est ainsi qu'on appelle par mépris
jouer aux échecs ou aux dames. MOI
- Non, mais quand je n'ai rien de mieux à faire, je m'amuse à regarder
un instant, ceux qui le poussent bien. LUI
- En ce cas, vous vous amusez rarement ; excepté Légal et Philidor, le
reste n'y entend rien. MOI
- Et monsieur de Bissy donc ? LUI
- Celui-là est en joueur d'échecs, ce que mademoiselle Clairon est en
acteur. Ils savent de ces jeux, l'un et l'autre, tout ce qu'on en peut
apprendre. MOI
- Vous êtes difficile, et je vois que vous ne faites grâce qu'aux hommes
sublimes. LUI
- Oui, aux échecs, aux dames, en poésie, en éloquence, en musique, et
autres fadaises comme cela. A quoi bon la médiocrité dans ces genres. MOI
- A peu de chose, j'en conviens. Mais c'est qu'il faut qu'il y ait un
grand nombre d'hommes qui s'y appliquent, pour faire sortir l'homme de génie.
Il est un dans LUI
- Ce que vous, moi et tous les autres font ; du bien, du mal et rien. Et
puis j'ai eu faim, et j'ai mangé, quand l'occasion s'en est présentée ;
après avoir mangé, j'ai eu soif, et j'ai bu quelquefois. Cependant la
barbe me venait ; et quand elle a été venue, je l'ai fait raser. MOI
- Vous avez mal fait. C'est la seule chose qui vous manque, pour être un
sage. LUI
- Oui-da. J'ai le front grand et ridé ; l'oeil ardent ; le nez saillant ;
les joues larges ; le sourcil noir et fourni ; la bouche bien fendue ; la
lèvre rebordée ; et la face carrée. Si ce vaste menton était couvert
d'une longue barbe ; savez-vous que cela figurerait très bien en bronze
ou en marbre. MOI
- A côté d'un César, d'un Marc-Aurèle, d'un Socrate. LUI
- Non, je serais mieux entre Diogène et Phryné. Je suis effronté comme
l'un, et je fréquente volontiers chez les autres. MOI
- Vous portez-vous toujours bien ? LUI
- Oui, ordinairement ; mais pas merveilleusement aujourd'hui. MOI
- Comment ? Vous voilà avec un ventre de Silène ; et un visage... LUI
- Un visage qu'on prendrait pour son antagoniste. C'est que l'humeur qui
fait sécher mon cher oncle engraisse apparemment son cher neveu. MOI
- A propos de cet oncle, le voyez-vous quelquefois ? LUI
- Oui, passer dans la rue. MOI
- Est-ce qu'il ne vous fait aucun bien ? LUI
- S'il en fait à quelqu'un, c'est sans s'en douter. C'est un philosophe
dans son espèce. Il ne pense qu'à lui ; le reste de l'univers lui est
comme d'un clou à soufflet. Sa fille et sa femme n'ont qu'à mourir,
quand elles voudront ; pourvu que les cloches de la paroisse, qu'on
sonnera pour elles, continuent de résonner la douzième et la dix- septième
tout sera bien. Cela est heureux pour lui. Et c'est ce que je prise
particulièrement dans les gens de génie. Ils ne sont bons qu'à une
chose. Passé cela, rien. Ils ne savent ce que c'est d'être citoyens, pères,
mères, frères, parents, amis. Entre nous, il faut leur ressembler de
tout point ; mais ne pas désirer que la graine en soit commune. Il faut
des hommes ; mais pour des hommes de génie ; point. Non, ma foi, il n'en
faut point. Ce sont eux qui changent la face du globe ; et dans les plus
petites choses, la sottise est si commune et si puissante qu'on ne la réforme
pas sans charivari. Il s'établit partie de ce qu'ils ont imaginé. Partie
reste comme il était ; de là deux évangiles ; un habit d'Arlequin. La
sagesse du moine de Rabelais, est la vraie sagesse, pour son repos et pour
celui des autres : faire son devoir, tellement quellement ; toujours dire
du bien de Monsieur le prieur ; et laisser aller le monde à sa fantaisie.
Il va bien, puisque la multitude en est contente. Si je savais l'histoire,
je vous montrerais que le mal est toujours venu ici-bas, par quelque homme
de génie. Mais je ne sais pas l'histoire, parce que je ne sais rien. Le
diable m'emporte, si j'ai jamais rien appris ; et si pour n'avoir rien
appris, je m'en trouve plus mal. J'étais un jour à la table d'un
ministre du roi de France qui a de l'esprit comme quatre ; eh bien, il
nous démontra clair comme un et un font deux, que rien n'était plus
utile aux peuples que le mensonge ; rien de plus nuisible que MOI
- Cependant ces personnages-là, si ennemis du génie, prétendent tous en
avoir. LUI
- Je crois bien qu'ils le pensent au-dedans d'eux-mêmes ; mais je ne
crois pas qu'ils osassent l'avouer. MOI
- C'est par modestie. Vous conçûtes donc là, une terrible haine contre
le génie. LUI
- A n'en jamais revenir. MOI
- Mais j'ai vu un temps que vous vous désespériez de n'être qu'un homme
commun. Vous ne serez jamais heureux, si le pour et le contre vous afflige
également. Il faudrait prendre son parti, et y demeurer attaché. Tout en
convenant avec vous que les hommes de génie sont communément singuliers,
ou comme dit le proverbe, qu'il n'y a point de grands esprits sans un
grain de folie, on n'en reviendra pas. On méprisera les siècles qui n'en
auront pas produit. Ils feront l'honneur des peuples chez lesquels ils
auront existé ; tôt ou tard, on leur élève des statues, et on les
regarde comme les bienfaiteurs du genre humain. N'en déplaise au ministre
sublime que vous m'avez cité, je crois que si le mensonge peut servir un
moment, il est nécessairement nuisible à la longue ; et qu'au contraire,
la vérité sert nécessairement à la longue ; bien qu'il puisse arriver
qu'elle nuise dans le moment. D'où je serais tenté de conclure que
l'homme de génie qui décrie une erreur générale, ou qui accrédite une
grande vérité, est toujours un être digne de notre vénération. Il
peut arriver que cet être soit la victime du préjugé et des lois ; mais
il y a deux sortes de lois, les unes d'une équité, d'une généralité
absolues ; d'autres bizarres qui ne doivent leur sanction qu'à
l'aveuglement ou la nécessité des circonstances. Celles-ci ne couvrent
le coupable qui les enfreint que d'une ignominie passagère ; ignominie
que le temps reverse sur les juges et sur les nations, pour y rester à
jamais. De Socrate, ou du magistrat qui lui fit boire la ciguë, quel est
aujourd'hui le déshonoré ? LUI
- Le voilà bien avancé ! en a-t-il été moins condamné ? en a-t-il
moins été mis à mort ? en a-t-il moins été un citoyen turbulent ? par
le mépris d'une mauvaise loi, en a-t- il moins encouragé les fous au mépris
des bonnes ? en a-t-il moins été un particulier audacieux et bizarre ?
Vous n'étiez pas éloigné tout à l'heure d'un aveu peu favorable aux
hommes de génie. MOI
- Écoutez-moi, cher homme. Une société ne devrait point avoir de
mauvaises lois ; et si elle n'en avait que de bonnes, elle ne serait
jamais dans le cas de persécuter un homme de génie. Je ne vous ai pas
dit que le génie fût indivisiblement attaché à la méchanceté, ni la
méchanceté au génie. Un sot sera plus souvent un méchant qu'un homme
d'esprit. Quand un homme de génie serait communément d'un commerce dur,
difficile, épineux, insupportable, quand même ce serait un méchant,
qu'en concluriez- vous ? LUI
- Qu'il est bon à noyer. |