DIDEROT Pensées sur l'interprétation de la nature
Jeune homme, prends et lis. Si tu peux aller jusqu'à la fin de cet ouvrage, tu ne seras pas incapable d'en entendre un meilleur. Comme je me suis moins proposé de t'instruire que de t'exercer, il m'importe peu que tu adoptes mes idées ou que tu les rejettes, pourvu qu'elles emploient toute ton attention. Un plus habile t'apprendra à connaître les forces de la nature; il me suffira de t'avoir fait essayer les tiennes. Adieu. P.S. Encore un mot, et je te laisse. Aie toujours présent à l'esprit que la nature n'est pas Dieu, qu'un homme n'est pas une machine, qu'une hypothèse n'est pas un fait; et sois assuré que tu ne m'auras point compris, partout où tu croiras apercevoir quelque chose de contraire à ces principes. « Quae sunt in luce tuemur E tenebris.» LUCRET., lib. VI. 2. Une des vérités qui aient été annoncées de nos jours avec le plus de courage et de force, qu'un bon physicien ne perdra point de vue, et qui aura certainement les suites les plus avantageuses, c'est que la région des mathématiciens est un monde intellectuel, où ce que l'on prend pour des vérités rigoureuses perd absolument cet avantage quand on l'apporte sur notre terre. On en a conclu que c'était à la philosophie expérimentale à rectifier les calculs de la géométrie, et cette conséquence a été avouée, même par les géomètres. Mais à quoi bon corriger le calcul géométrique par l'expérience ? N'est-il pas plus court de s'en tenir au résultat de celle-ci? d'où l'on voit que les mathématiques, transcendantes surtout, ne conduisent à rien de précis sans l'expérience; que c'est une espèce de métaphysique générale où les corps sont dépouillés de leurs qualités individuelles; et qu'il resterait au moins à faire un grand ouvrage qu'on pourrait appeler l'Application de l'expérience à la géométrie, ou Traité de l'aberration des mesures. 3. Je ne sais s'il y a quelque rapport entre l'esprit du jeu et le génie mathématicien; mais il y en a beaucoup entre un jeu et les mathématiques. Laissant à part ce que le sort met d'incertitude d'un côté, ou le comparant avec ce que l'abstraction met d'inexactitude de l'autre, une partie de jeu peut être considérée comme une suite indéterminée de problèmes à résoudre, d'après des conditions données. Il n'y a point de questions de mathématiques à qui la même définition ne puisse convenir, et la chose du mathématicien n'a pas plus d'existence dans la nature que celle du joueur. C'est, de part et d'autre, une affaire de conventions. Lorsque les géomètres ont décrié les métaphysiciens, ils étaient bien éloignes de penser que toute leur science n'était qu'une métaphysique. On demandait un jour: « Qu'est-ce qu'un métaphysicien ? » Un géomètre répondit: « C'est un homme qui ne sait rien ». Les chimistes, les physiciens, les naturalistes, et tous ceux qui se livrent à l'art expérimental, non moins outrés dans leur jugement, me paraissent sur le point de venger la métaphysique et d'appliquer la même définition au géomètre. Ils disent: « A quoi servent toutes ces profondes théories des corps célestes, tous ces énormes calculs de l'astronomie rationnelle, s'ils ne dispensent point Bradley ou Le Monnier d'observer le ciel ? » Et je dis: heureux le géomètre en qui une étude consommée des sciences abstraites n'aura point affaibli le goût des beaux-arts, à qui Horace et Tacite seront aussi familiers que Newton, qui saura découvrir les propriétés d'une courbe et sentir ]es beautés d'un poète, dont l'esprit et les ouvrages seront de tous les temps, et qui aura le mérite de toutes les académies ! Il ne se verra point tomber dans l'obscurité; il n'aura point à craindre de survivre à sa renommée. 4. Nous touchons au moment d'une grande révolution dans les sciences. Au penchant que les esprits me paraissent avoir à la morale, aux belles-lettres, à l'histoire de la nature, et à la physique expérimentale, j'oserais presque assurer qu'avant qu'il soit cent ans, on ne comptera pas trois grands géomètres en Europe. Cette science s'arrêtera tout court où l'auront laissée les Bernoulli, les Euler, les Maupertuis, les Clairaut, les Fontaine et les d'Alembert. Ils auront posé les colonnes d'Hercule. On n'ira point au-delà. Leurs ouvrages subsisteront dans les siècles à venir, comme ces pyramides d'Égypte dont les masses chargées d'hiéroglyphes réveillent en nous une idée effrayante de la puissance et des ressources des hommes qui les ont élevées. 5. Lorsqu'une science commence à naître, L'extrême considération qu'on a dans la société pour les inventeurs, le désir de connaître par soi-même une chose qui fait beaucoup de bruit, L'espérance de s'illustrer par quelque découverte, L'ambition de partager un titre avec des hommes illustres, tournent tous les esprits de ce côté. En un moment, elle est cultivée par une infinité de personnes de caractères différents. Ce sont ou des gens du monde, à qui leur oisiveté pèse, ou des transfuges, qui s'imaginent acquérir dans la science à la mode une réputation qu'ils ont inutilement cherchée dans d'autres sciences, qu'ils abandonnent pour elle; les uns s'en font un métier; d'autres y sont entraînés par goût. Tant d'efforts réunis portent assez rapidement la science jusqu'où elle peut aller. Mais à mesure que ses limites s'étendent, celles de la considération se resserrent. On n'en a plus que pour ceux qui se distinguent par une grande supériorité. Alors la foule diminue. On cesse de s'embarquer pour une contrée où les fortunes sont devenues rares et difficiles. Il ne reste à la science que des mercenaires à qui elle donne du pain, et que quelques hommes de génie qu'elle continue d'illustrer longtemps encore après que le prestige est dissipé et que les yeux se sont ouverts sur l'inutilité de leurs travaux. On regarde toujours ces travaux comme des tours de force qui font honneur à l'humanité. Voilà l'abrégé historique de la géométrie, et celui de toutes les sciences qui cesseront d'instruire ou de plaire; je n'en excepte pas même l'histoire de la nature. 6. Quand on
vient à comparer la multitude infinie des phénomènes de la nature avec
les bornes de notre entendement et la faiblesse de nos organes, peut-on
jamais attendre autre chose de la lenteur de nos travaux, de leurs longues
et fréquentes interruptions et de la rareté des génies créateurs, que
quelques pièces rompues et séparées de la grande chaîne qui lie toutes
choses ?. La philosophie expérimentale travaillerait pendant les siècles
des siècles, que les matériaux qu'elle entasserait, devenus à la fin
par leur nombre au-dessus de toute combinaison, seraient encore bien loin
d'une énumération exacte. Combien ne faudrait-il pas de volumes pour
renfermer les termes seuls par lesquels nous désignerions les collections
distinctes de phénomènes, si les phénomènes étaient connus ? Quand la
langue philosophique sera-t-elle complète ? Quand elle serait complète,
qui d'entre les hommes pourrait la savoir ? Si l'Éternel, pour manifester
sa toute-puissance plus évidemment encore que par les merveilles de la
nature, eût daigné développer le mécanisme universel sur des feuilles
tracées de sa propre main, croit-on que ce grand livre fût plus compréhensible
pour nous que l'univers même ? Combien de pages en aurait entendu ce
philosophe ' qui, avec toute la force de tête qui lui avait été donnée,
n'était pas sûr d'avoir seulement embrassé les conséquences par
lesquelles un ancien géomètre a déterminé le rapport de la sphère au
cylindre ? Nous aurions dans ces feuilles une mesure assez bonne de la
portée des esprits, et une satire beaucoup meilleure de notre vanité.
Nous pourrions dire: Fermat alla jusqu'à telle page; Archimède était
allé quelques pages plus loin. Quel est donc notre but ? L'exécution
d'un ouvrage qui ne peut jamais être fait et qui serait fort au-dessus de
l'intelligence humaine, s'il était achevé. Ne sommes-nous pas plus
insensés que les premiers habitants de la plaine de Sennaar ? Nous
connaissons la distance infinie qu'il y a de la terre aux cieux, et nous
ne laissons pas que d'élever 7. Tant que les choses ne sont que dans notre entendement, ce sont nos opinions; ce sont des notions qui peuvent être vraies ou fausses, accordées ou contredites. Elles ne prennent de la consistance qu'en se liant aux êtres extérieurs. Cette liaison se fait ou par une chaîne ininterrompue d'expériences, ou par une chaîne ininterrompue de raisonnements qui tient d'un bout à l'observation, et de l'autre à l'expérience; ou par une chaîne d'expériences dispersées d'espace en espace, entre des raisonnements, comme des poids sur la longueur d'un fil suspendu par ses deux extrémités. Sans ces poids, le fil deviendrait le jouet de la moindre agitation qui se ferait dans l'air. 8. On peut comparer les notions qui n'ont aucun fondement dans la nature à ces forêts du Nord dont les arbres n'ont point de racines. Il ne faut qu'un coup de vent, qu'un fait léger, pour renverser toute une forêt d'arbres et d'idées. 9. Les hommes en sont à peine à sentir combien les lois de l'investigation de la vérité sont sévères, et combien le nombre de nos moyens est borné. Tout se réduit à revenir des sens à la réflexion, et de la réflexion aux sens: rentrer en soi et en sortir sans cesse. C'est le travail de l'abeille. On a battu bien du terrain en vain, si on ne rentre pas dans la ruche chargée de cire. On a fait bien des amas de cire inutile, si on ne sait pas en former des rayons. 10 Mais par
malheur il est plus facile et plus court de se consulter soi que |