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ALPHONSE ALLAIS (1891)
A se tordre
Histoires chatnoiresques
EN VOYAGE
SIMPLES NOTES
A l'encontre de beaucoup de personnes que je pourrais nommer, je préfère
m'introduire dans un compartiment déjà presque plein que dans un autre qui
serait à peu près vide.
Pour plusieurs raisons.
D'abord, ça embête les gens.
Etes-vous comme moi ? j'adore embêter les gens, parce que les gens sont tous
des sales types qui me dégoûtent.
En voilà des sales types, les gens !
Et puis, j'aime beaucoup entendre dire des bêtises autour de moi, et Dieu sait
si les gens sont bêtes ! Avez-vous remarqué ?
Enfin, je préfère le compartiment plein au compartiment vide, parce que ce
manque de confortable macère ma chair, blinde mon coeur, armure mon âme, en
vue des rudes combats pour la vie (struggles for life).
Voilà pourquoi, pas plus tard qu'avant-hier, je pénétrais dans un wagon où
toutes les places étaient occupées, sauf une dont je m'emparai, non sans joie.
Une seconde raison (et c'est peut-être la bonne) m'incitait à pénétrer dans
ce compartiment plutôt que dans un autre, c'est que les autres étaient aussi
bondés que celui-là.
Cet événement, auquel j'attache sans doute une importance démesurée, se
passait à une petite station dont vous permettrez que je taise le nom, car elle
dessert un pays des plus giboyeux et encore peu exploré.
Parmi les voyageurs de mon wagon, je citerai :
Deux jeunes amoureux, grands souhaiteurs de tunnels, la main dans la main, les
yeux dans les yeux. Une idylle !
Cela me rappelle ma tendre jouvence. Une larme sourd1 de mes yeux et, après
avoir trembloté un instant à mes cils, coule au long de mes joues amaigries
pour s'engouffrer dans les broussailles de ma rude moustache.
Continuez, les amoureux, aimez-vous bien, et toi, jeune homme, mets longtemps ta
main dans celle de ta maîtresse, cela vaut mieux que de la lui mettre sur la
figure, surtout brutalement.
A côté des amants s'étale un ecclésiastique gras et sans distinction, sur la
soutane duquel on peut apercevoir des résidus d'anciennes sauces projetées là
par suite de négligences en mangeant.
A votre place, monsieur le curé, je détournerais quelques fonds du denier de
saint Pierre pour m'acheter des serviettes.
Près de l'ecclésiastique, un jeune peintre très gentil, dont j'ai fait la
connaissance depuis.
Beaucoup de talent et très rigolo.
Près de la portière, un monsieur et son fils.
Le monsieur frise la quarantaine, le petit garçon a vu s'épanouir, cette
année, son sixième printemps. Pauvre petit bougre !
Le père profite des heures de voyage pour inculquer la grammaire à son
rejeton. lis en sont au pluriel, au terrible pluriel.
Les mots en ail aussi, excepté éventail et quelques autres dont la souvenance
a disparu de mon cerveau.
Quand l'infortuné crapaud s'est fourré dans sa pauvre petite caboche la règle
et ses exceptions, le professeur passe aux exemples, et c'est là qu'il
apparaît dans toute sa beauté.
L'enfant tient une ardoise sur ses genoux et un crayon à la main.
- Tu vas me mettre ça au pluriel.
- Oui, papa.
- Fais bien attention.
- Oui, papa.
- Le chacal, cet épouvantail du bétail, s'introduit dans un soupirail.
A ce moment, le jeune peintre me regarde, je regarde le jeune peintre, et,
malgré mon sang-froid bien connu, j'éclate de rire et lui aussi.
Le père-professeur, tout à sa leçon, ne devine pas la cause de notre
hilarité et continue :
- Voici maintenant les mots en ou, dont certains prennent au pluriel un s,
d'autres un x.
J'attends l'exemple. Il ne tarde pas :
- Le pou est le joujou et le bijou du sapajou.
Le petit fait une distribution judicieuse d's et d'x, et nous passons à la
géographie.
Non, vous n'avez pas idée de la quantité énorme de fleuves qui se jettent
dans la Méditerranée !
Il me semble que, de mon temps, il n'y en avait pas tant que ça.
Mon ami l'artiste me demande gravement comment, recevant toute cette eau, la
Méditerranée ne déborde pas.
Je lui fais cette réponse classique : que la Providence a prévu cette
catastrophe et mis des éponges dans la mer.
Le petit, qui nous a entendus, demande à son père si c'est vrai.
Le père, interloqué, hausse imperceptiblement les épaules, ne répond pas, et
déclare la leçon terminée.
Encouragés par ce résultat, nous tâchons d'inculquer au petit garçon
quelques faux principes.
- Savez-vous, mon jeune ami, pourquoi la mer, bien qu'alimentée par l'eau douce
des rivières, est salée ?
- Non, monsieur.
- Eh bien, c'est parce qu'il y a des morues dedans.
- Ah !
- Et l'ardoise que vous avez là sur vos genoux, savez-vous d'où elle vient ?
- Non, monsieur.
- Eh ! elle vient d'Angers, et c'est même pour ça que le métier de couvreur
est si dangereux.
A ce moment, le père intervient et nous prie de ne pas fausser le jugement de
son fils.
Nous répliquons avec aigreur :
- Avec ça que vous n'êtes pas le premier à le lui fausser, quand vous lui
faites écrire que les poux sont les joujoux et les bijoux des sapajous ! Si
vous croyez que ça ferait plaisir à Buffon d'entendre de telles hérésies !
Nous entrons en gare.
Il était temps !
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